" Or, supposons maintenant que cette distinction nécessairement faite par notre Critique entre les choses comme objets d'expérience et ces mêmes choses comme choses en soi ne fût pas du tout faite, alors, le principe de causalité, et, par conséquent, le mécanisme naturel dans la détermination des choses, devrait s'étendre absolument à toutes les choses en général considérées comme causes efficientes. Du même être, par conséquent, par exemple de l'âme humaine, je ne pourrais pas dire que sa volonté est libre et qu'elle est en même temps soumise à la nécessité physique, c'est-à-dire qu'elle n'est pas libre, sans tomber dans une contradiction manifeste, puisque, dans ces deux propositions, j'ai pris l'âme dans le même sens, c'est-à-dire comme une chose en général (comme une chose en soi), et que, sans une critique préalable, je ne peux pas la prendre dans un autre sens. Mais si la Critique ne s'est pas trompée en nous apprenant à prendre l'objet (Object) dans deux sens, c'est-à-dire comme phénomène et comme chose en soi; si sa déduction des concepts de l'entendement est exacte, si, par conséquent aussi le principe de causalité ne s'applique qu'aux choses prises dans le premier sens, c'est-à-dire en tant qu'elles sont des objets d'expérience, tandis que, dans le second sens, ces choses ne lui sont pas soumises; alors la même volonté dans l'ordre des phénomènes (des actions visibles) peut être pensée comme nécessairement soumise aux lois de la nature, et, sous ce rapport, comme n'étant pas libre, - et pourtant, d'autre part, en tant qu'appartenant à une chose en soi, comme échappant à cette loi naturelle, et par conséquent comme libre, sans qu'il y ait ici contradiction. Or, quoique je ne puisse connaître mon âme, envisagée sous ce dernier point de vue, par la raison spéculative (encore moins par une observation empirique), ni, par conséquent, la liberté comme la propriété d'un être auquel j'attribue des effets dans le monde sensible, parce qu'il me faudrait connaître, d'une manière déterminée, un tel être dans son existence et non cependant dans le temps (ce qui est impossible, parce que je ne puis étayer mon concept sur aucune intuition), je puis pourtant penser la liberté, c'est-à-dire que la représentation de cette liberté ne renferme du moins en moi aucune contradiction, si l'on admet notre distinction critique des deux modes de représentation (mode sensible et mode intellectuel) et la limitation qui en découle relativement aux concepts purs de l'entendement, par conséquent aussi relativement aux principes qui dérivent de ces concepts. Or, supposé que la morale implique nécessairement la liberté (au sens le plus strict), comme une propriété de notre volonté, puisqu'elle pose a priori comme des données de la raison des principes pratiques qui ont leur origine dans cette même raison et qui seraient absolument impossibles sans la supposition de la liberté; mais que la raison spéculative ait démontré que cette liberté ne se laisse nullement concevoir, il faut nécessairement que la première de ces suppositions - la supposition morale - fasse place à celle dont le contraire renferme une contradiction manifeste; par conséquent, la liberté et, avec elle, la moralité (dont le contraire ne renferme aucune contradiction, quand on ne suppose pas au préalable la liberté) doivent céder la place au mécanisme de la nature. Mais, comme, au point de vue de la morale, j'ai seulement besoin que la liberté ne soit pas contradictoire en elle-même, et qu'ainsi, du moins, elle se laisse concevoir sans qu'il soit nécessaire de l'examiner plus à fond, que, par suite, elle ne mette aucun obstacle au mécanisme naturel du même acte (envisagé sous un autre rapport), ainsi la doctrine de la moralité garde sa position et la physique aussi la sienne. Or, cela n'aurait pas lieu, si la Critique ne nous avait pas instruits auparavant de notre inévitable ignorance par rapport aux choses en soi et si elle n'avait pas limité à de simples phénomènes tout ce que nous pouvons connaître théoriquement. La même illustration de l'utilité positive des principes critiques de la raison pure se montrerait si nous envisagions le concept de Dieu et celui de la nature simple de notre âme, mais je n'y insiste pas pour être court. Je ne peux donc jamais admettre Dieu, la liberté, l'immortalité en faveur de l'usage pratique nécessaire de ma raison, sans enlever en même temps à la raison spéculative ses prétentions injustes à des vues transcendantes. Car, pour arriver à ces vues, il faut qu'elle emploie des principes qui ne s'étendent en fait qu'aux objets de l'expérience possible, mais qui, dès qu'on les applique à ce qui ne peut pas être un objet d'expérience, transforment réellement aussitôt cette chose en phénomène et déclarent impossible toute EXTENSION pratique de la raison pure. Je dus donc abolir le savoir afin d'obtenir une place pour la croyance."

Extrait de la Préface de la seconde édition de la Critique de la raison pure.

Tel l’hydre de Lerne, le problème de la coexistence de l’autonomie de la volonté et du déterminisme naturel semble renaître sans qu’une solution satisfaisante ne lui ait été apportée dans l’histoire de la philosophie. Que l’on songe au pitoyable spectacle des déchirements sans fin de la métaphysique où " aucun champion n’a jamais su se rendre maître de la plus petite place et fonder sur sa victoire une position durable " (in " Critique de la raison pure ").
Voulant trancher l’ultime tête dogmatique avec le couperet de sa philosophie critique, Kant, dans cet extrait, nous démontre comment la thèse et l’antithèse de cette antinomie (qui apparaîtra dans la " Dialectique ") peuvent être conciliées pourvu qu’on ait pris soin d’opérer la scission nécessaire et transcendantale entre le monde de la représentation phénoménale et la sphère nouménale.
Et, c’est dans et par cette distinction qu’une place pour la liberté sera trouvée. Liberté, certes pas, connaissable en fait, mais, pensable en droit. N’ayant eu de cesse d’affirmer le primat du pratique sur le théorique, Kant étudiera certes les conséquences gnoséologiques, mais surtout les implications éthiques de cette distinction ; et conclura son texte en montrant les contreparties positives de la limitation du champ des possibles de l’esprit humain, à savoir : la possibilité pour tout être raisonnable de se penser comme sujet moral.

Afin de mettre en exergue la fécondité de son investigation critique, Kant va tracer une ligne de partage entre l’avant et l’après idéalisme transcendantale et montrer comment l’antique opposition de la liberté humaine et du déterminisme peut être levée. Cette rupture de la linéarité métaphysique –engluée dans des systèmes de représentation rationaliste et empirique ou encore dogmatique et sceptique – va s’opérer par la distinction entre les " choses comme objets d’expérience et ces mêmes choses comme choses en soi ". Distinction faite dans la seconde partie de la " Critique de la raison pure " (" Analytique transcendantale ") qui a pour corollaire une limitation du domaine légitime de la connaissance humaine au phénomène, c’est-à-dire à la chose " pour autant qu’elle est l’objet de l’intuition sensible ".
Le noumène ou chose en soi, loin d’être comme chez Platon une idée " que nous ne pouvons percevoir par les sens mais seulement par l’intellect ", reste, pour Kant, inconnaissable, sinon par une intuition intellectuelle que seul un entendement archétypal pourrait faire valoir. Toutefois, bien que non susceptible de connaissance, car non générateur d’intuition, le noumène n’en demeure pas moins constitutif et fondateur du phénomène, et, par là même de notre connaissance dans sa matérialité (le formel étant du côté du sujet). En d’autres termes, nous ne connaissons que la phénoménalité de la chose en soi.
Distinction féconde –disions-nous– en ce sens que les métaphysiques ne l’ayant pas opérée demeurent dans l’impossibilité à penser liberté & nécessité physique. En effet, si l’univers est une totalité, tout acte a pour principe une cause qui lui est antérieure et qui en constitue la cause efficiente ou motrice. D’où l’incapacité pour un être de commencer un acte par lui-même. Car, n’étant qu’un fragment de l’univers, il est soumis, de fait, à sa causalité.
Aussi, à Kant d’affirmer, pour les métaphysiques antécritiques, la contradiction (aporétique) de l’affirmation, en une même proposition, du déterminisme naturel et de l’autonomie de la volonté.
Le raisonnement continu en revenant au point de vue critique et en quittant, d’après l’aveu même de Leibniz le " labyrinthe de la liberté ": comment, en effet, sauver la contingence des événements humains en la conciliant avec l’omniscience divine ayant crée le monde " à partir des termes " ? Si le monde pensé et choisi par Dieu comme le meilleur des mondes possibles renferme déjà tout le devenir, est-il possible de croire en la liberté humaine ? De cette aporie, Leibniz n’a su (s) avoir raison. Et, l’on sait que Spinoza, pour rompre avec la substantialisation cartésienne de l’étendue et de la pensée, avait affirmé un monisme paralléliste (" L’âme et le corps sont une seule et même chose "), et était ainsi parvenu à la péremptoire affirmation d’un déterminisme tout-puissant où " l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses " in " Ethique "). Ruiné était le libre arbitre pour lui substituer le jeu causal des nécessités naturelles donc divines (Deus sive natura).
Limite de la pensée, pensée de la limite : tel apparaît donc le problème posé…
Reprenant , en les postulant, les conclusions de l’ " Analytique des concepts " (la dyade phénomène / noumène et les catégories de l’entendement qui par leur pouvoir unificateur lient a priori la multiplicité éparse des intuitions sensibles, et permettent ainsi un passage entre l’intuitivité et la conceptualisation qui conforme l’objet d’expérience avec notre connaissance), Kant montre que l’âme humaine n’est plus seulement connaissable dans l’univocité phénoménale, mais aussi, pensable dans l’ordre (de légalité…) nouménale. En effet, la connaissance d’un objet nécessite l’intuition sensible et les catégories. Alors qu’une pensée ne trouve nulle intuition pour l’étayer et l’entériner. La seule condition que la pensée doit respecter est la non-contradiction. Mais ce quelque chose manquant sera trouvé non par le théorique, mais par la sphère pratique.
Si, de par son caractère sensible, l’homme est soumis à la causalité, à la nécessité régentant le monde physique (unique perspective dogmatique). Par le second ordre, il est soustrait au déterminisme. Aussi, les phénomènes appréhendables de la volonté humaine apparaissent comme générés par une détermination intelligible de l’être, certes, inconnaissable, mais, de fait, soustraite à la nécessité.
A vouloir connaître, de manière aussi vaine qu’irrépressible, la chose en soi, la raison spéculative excède ses possibilités cognitives. Si bien que la connaissance de la liberté s’avère impossible, sinon à prendre les effets phénoménaux pour la cause nouménale. Connaître la liberté exigerait d’avoir une claire intuition de l’existence, non plus envisagée à travers les cadres a priori de la sensibilité que sont le temps et l’espace, mais de saisir cette existence comme substance. Et " La critique de la raison pure " nous montrera combien la prétention de la psychologie rationnelle (cartésienne) est infondée.
Mais, aussi aporétique que soit la connaissance de la liberté, elle n’en est pas moins pensable. Et la distinction de l’objet d’expérience et de la chose en soi est identique à celle du connaître et du penser.
Ainsi s’annonce dans la seconde partie du texte, la difficile tâche critique : celle de sauver la moralité en lui ôtant l’écueil que représente une volonté libre et en même temps soumise à la nécessité naturelle, en un mot de l’hétéronomie de la volonté.

Respectant les prescriptions critiques, Kant va s’atteler à sauver la morale et par voie de conséquence, la liberté (" Une volonté libre et une volonté soumise à la loi morale est une seule et même chose "). Sans la liberté, la morale n’aurait nulle raison d’être.
Que l’on songe aux implications funestes en cas d’insuccès : un crime commis ne saurait, le cas échéant, être imputable à son auteur, puisqu’on pourrait invoquer la chaîne nécessaire des déterminismes. De même, un acte vertueux ne saurait pas plus à mettre au crédit du même homme, puisqu’on pourrait invoquer la contingence des mobiles de l’action. Immoralisme voire amoralisme, retour à l’état de sauvagerie, d’animalité semblent se dessiner à l’horizon d’un échec. L’antinomie proposée ici constitue bien un conflit intrinsèque à la raison, un scandale pouvant amener aux pires des dilemmes, celui d’avec la raison avec elle-même et fatalement celui des hommes entre eux.
La résolution de ce problème éthique va pouvoir s’effectuer grâce à la gnoséologie. Ici, la métaphysique servira et sauvera la morale, la " Critique de la raison pure, la " Critique de la raison pratique ".
Et, à Kant, soucieux d’éthique, de commencer son exposé, en affirmant l’apodictique liaison entre morale et liberté. En effet, les préceptes de la raison pure pratique s’imposent à moi, comme autant d’impératifs, me montrant la voie de la légalité inconditionnée du devoir. Ainsi, la première maxime rationnelle, donc universelle : " Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle " m’interdit le parjure, à moins de souhaiter que chacun puisse violer ses serments. Et, les impératifs catégoriques ne me sont pas indiqués en tant qu’être phénoménal puisqu’ils peuvent, au contraire, s’opposer à mes penchants sensibles. Les lois a priori de la raison pratique que je me donne prouve l’autonomie de ma liberté eu égard aux intérêts ou mobiles sensibles. En somme, ils me révèlent, non pas comme simple pahos : sensible ; mais aussi comme logos : intelligible.
Pour la thèse phénoméniste, la liberté ne se peut connaître sinon à travers la sensibilité et, de ce fait, aliénée au déterminisme. Aussi, la morale (quoique légitime en raison), impliquant cette liberté même est taxée d’inanité au profit du mécanisme physique (légitime pour l’entendement).
C’est donc une fin de non-recevoir que se voit adresser la liberté morale dans la perspective phénoménale.
A l’inverse, pour " le point de vue moral ", le caractère intelligible de l’homme ne peut être conçu que comme nous concevons un objet transcendantal servant de fondement aux phénomènes. Dès lors, la liberté, soustraite au déterminisme, ne comporte nulle contradictoire, car elle devient cause d’elle-même et non effet d’une détermination de temps par une cause antérieure.
On voit que la liberté n’est aucunement incompatible avec le déterminisme, pourvu que l’on admette l’idéalisme transcendantal, c’est-à-dire la distinction phénomène/noumène. Ainsi, l’homme est soumis à une double légalité, naturelle et morale.
Par la première, l’homme est soumis aux lois de la physique régissant la totalité des phénomènes : nous sommes, par exemple, régi comme n’importe quel corps grave par la gravitation de Newton dont Kant fit un vibrant éloge et qui lui servit de paradigme des processus de la connaissance.
Et par la seconde, l’homme se pense comme un être libre, moral, c’est-à-dire comme soumis aux seules lois qu’il se donne à suivre.
Kant, ici, reprend l’héritage rousseauiste et intègre dans le domaine pratique, ce que le " Newton du monde moral " avait entrepris sur le plan politique : " La liberté est obéissance à la loi qu’on s’est prescrite. "

Voilà donc démontrée la fécondité de l’entreprise critique qui, bien loin d’être une simple restriction de notre pouvoir de connaître, nous permet de nous penser comme appartenant à un ordre de réalité intelligible.
Plus encore. Si la tendance naturelle de la raison spéculative à dépasser dialectiquement le simple usage empirique des catégories de l’entendement et à tenter de subsumer les phénomènes et concepts en Idées, lui est interdite. Est autorisé, au contraire, à la raison pratique le droit à une extension. Aussi, les idées de l’incorruptibilité de l’âme, de l’existence d’un être suprême, de la volonté libre demeurent non constitutives pour la raison spéculatives ; mais deviennent régulatrices pour la raison pratique. Certes, non démontrables dans la réalité, mais positives et légitimes pratiquement, car renforçant la loi morale et excédant toutes expériences possibles.
C’est ainsi que doit s’entendre : " Je dus donc abolir le savoir afin d’obtenir une place pour la croyance ". Là, l‘éthique relaie le cognitif : le croire est au-dessus du savoir.

L’homme appartient donc à deux mondes : celui de la nature et celui de la morale ; du déterminisme et de la liberté : " Le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi ". Ici , le ciel étoilé symbolise la légalité et la nécessité du monde extérieur et la loi morale, l’apodicticité des impératifs de la raison pure pratique.
Ayant réussi, comme Héraclès à terrasser l’hydre, Kant pourra récolter les fruits de sa victoire transcendantale sur les formes multicéphales du dogmatisme. Et, ces fruits seront les plus beaux, les pommes d’or des vertueuses Hespérides.