La cristallisation chez Stendhal

 

Ce que Stendhal appelle la cristallisation, c'est‑à‑dire l'opération par laquelle la passion reconstruit et magnifie son objet, comporte deux moments distincts.

 

« La première cristallisation commence.

On se plaît à orner de mille perfections une femme de l’amour de laquelle on est sûr, on se détaille tout son bonheur avec une complaisance infinie… Laissez travailler la tête d'un amant pendant vingt quatre heures, et voici ce que vous y trouverez :

Aux mines de sel de Salzbourg, on jette dam les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d'arbre effeuillé par l'hiver; deux ou trois mois après on le retire couvert de cristallisations brillantes: les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d'une mésange, sont garnies d'une infinité de diamants mobiles et éblouissants; on ne peut plus ‑naître le rameau primitif.

Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections.

Un voyageur parle de la fraîcheur des bois d'orangers à Gênes, sur le bord de la mer. durant les jours brûlants de l'été: quel plaisir de goûter cette fraîcheur avec elle!

Un de vos amis se casse le bras à la chasse; quelle douceur de recevoir les soins d'une femme qu'on aime! Être toujours avec elle et la voir sans cesse vous aimant ferait presque bénir la douleur; et vous partez du bras cassé de votre ami, pour ne plus douter de l'angélique bonté de votre maîtresse. En un mot, il suffit  de penser à une perfection pour la voir dans ce qu'on aime…

Le doute naît.

L'amant arrive à douter du bonheur qu'il se promettait; il devient sévère sur les raisons d'espérer qu'il a cru voir...

Alors commence la seconde cristallisation produisant pour diamants des confirmations à cette idée:

Elle m’aime.

A chaque quart d’heure de la nuit qui suit la naissance des doutes, après un moment de malheur affreux, l'amant se dit: Oui, elle m'aime : et la cristallisation se tourne à découvrir de nouveaux charmes; puis le doute à l’œil hagard s'empare de lui, et l'arrête en sursaut. La poitrine oublie de respirer; il se dit : Mais est‑ce qu'elle m'aime? Au milieu de ces alternatives déchirantes et délicieuses, le pauvre amant sent vivement: Elle me donnerait des plaisirs qu'elle seule au monde peut me donner.

C'est l'évidence de cette vérité, qui donne tant de supériorité à la seconde cristallisation sur la première. »

 

Stendhal, "De l'amour" (1822), Éd. Garnier Frères, 1959, Livre I, chapitre II, p. 8.