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La condition humaine

" En thèse générale, pour acquérir la compréhension nette, approfondie et si nécessaire de la véritable et triste condition des hommes, il est éminemment instructif d'employer, comme commentaire à leurs menées et à leur conduite sur le terrain de la vie pratique, leurs menées et leur conduite dans le domaine littéraire, et vice versa. Cela est très utile pour ne se tromper ni sur soi ni sur eux. Mais, dans le cours de cette étude, aucun trait de grande infamie ou sottise, que nous rencontrions soit dans la vie soit en littérature, ne devra nous devenir matière à nous attrister ou irriter ; il devra servir uniquement à nous instruire comme nous offrant un trait complémentaire du caractère de l'espèce humaine, qu'il sera bon de ne pas oublier. De cette façon, nous envisagerons la chose comme le minéralogiste considère un spécimen bien caractérisé d'un minéral, qui lui serait tombé entre les mains. Il y a des exceptions, il y en a même d'incompréhensiblement grandes, et les différences entre les individualités sont immenses ; mais, pris en bloc, on l'a dit dès longtemps, le monde est mauvais ; les sauvages s'entre-dévorent et les civilisés s'entre-trompent, et voilà ce qu'on appelle le cours du monde. Les États, avec leurs ingénieux mécanismes dirigés contre le dehors et le dedans et avec leurs voies de contrainte, que sont-ils donc, sinon des mesures établies pour mettre des bornes à l'iniquité illimitée des hommes ? Ne voyons-nous pas, dans l'histoire entière, chaque roi, dès qu'il est solidement assis et que son pays jouit de quelque prospérité, en profiter pour tomber avec son armée, comme avec une bande de brigands, sur les États voisins ? Toutes les guerres ne sont-elles pas, au fond, des actes de brigandage ? Dans l'antiquité reculée comme aussi pendant une partie du moyen âge, les vaincus devenaient les esclaves des vainqueurs, ce qui, au fond, revient à dire qu'ils devaient travailler pour ceux-ci ; mais ceux qui payent des contributions de guerre doivent en fare autant, c'est-à-dire qu'ils livrent le produit de leur travail antérieur. Dans toutes les guerres, il ne s'agit que de voler, a écrit Voltaire ; et que les Allemands se le tiennent pour dit. "
" Aphorismes sur la sagesse ", traduction Cantacuzène

" De ce caractère négatif du bien-être et de la jouissance opposé au caractère positif de la douleur, il résulte que le bonheur d'une existence donnée ne doit pas être estimé d'après ses joies et ses jouissances, mais d'après l'absence de peines, seule chose positive. Dès lors le sort des autres animaux paraît plus supportable que celui de l'homme. Examinons de plus près l'un et l'autre. Sous quelques formes variées que l'homme poursuive le bonheur ou cherche à éviter le malheur, tout se réduit, en somme, à la jouissance ou à la souffrance physique. Combien cette base matérielle est étroite : se bien porter, se nourrir, se protéger contre le froid et les intempéries, et enfin satisfaire l'instinct des sexes ; ou bien, au contraire, être privé de tout. Par conséquent, la part réelle de l'homme dans le plaisir physique n'est pas plus grande que celle de l'animal, si ce n'est que son système nerveux, plus susceptible et plus délicat, agrandit l'impression de toute jouissance comme aussi de toute douleur. Mais combien ses émotions surpassent celles de l'animal ! A quelle profondeur et avec quelle violence incomparable son cœur est agité ! pour n'obtenir à la fin que le même résultat : santé, nourriture, abri, etc. Cela vient en premier lieu de ce que chez lui tout s'accroît puissamment par la seule pensée du passé et de l'avenir, d'où naissent des sentiments nouveaux, soucis, crainte, espérance; ces sentiments agissent beaucoup plus violemment sur lui que ne le peuvent faire la jouissance et la souffrance de l'animal, immédiates et présentes. L'animal, en effet, n'a pas la réflexion, ce condensateur des joies et des peines ; celles-ci ne peuvent donc s'amonceler, comme il arrive pour l'homme, au moyen du souvenir et de la prévision : chez l'animal la souffrance présente a beau recommencer indéfiniment, elle reste toujours comme la première fois une souffrance du moment présent, et ne peut pas s'accumuler. De là l'insouciance enviable et l'âme placide des bêtes. Chez l'homme, au contraire, la réflexion et les facultés qui s'y rattachent, ajoutent à ces mêmes éléments de jouissance et de douleur que l'homme a de communs avec la bête, un sentiment exalté de son bonheur ou de son malheur qui peut conduire à des transports soudains, souvent même à la mort ou bien encore à un suicide désespéré. Considérées de plus près, les choses se passent comme il suit : ses besoins qui, à l'origine, ne sont guère plus difficiles à satisfaire que ceux de l'animal, il les accroît de parti pris dans le but d'augmenter la jouissance : d'où le luxe, les friandises, le tabac, l'opium, les boissons spiritueuses, le faste et le reste. Seul aussi il a une autre source de jouissance, qui naît également de la réflexion, une source de jouissance et par conséquent de douleur d'où découleront pour lui des soucis et des embarras sans mesure et sans fin, c'est l'ambition et le sentiment de l'honneur et de la honte : -autrement dit, en prose vulgaire, ce qu'il pense de ce que les autres pensent de lui. Tel sera, sous mille formes souvent bizarres, le but de presque tous ses efforts qui tendent bien au delà de la jouissance ou de la douleur physiques. Il a sur l'animal, il est vrai, l'avantage incontesté des plaisirs purement intellectuels, qui comportent bien des degrés divers, depuis les plus niais badinages ou la conversation courante, jusqu'aux travaux intellectuels des plus élevés: mais alors comme contre-poids douloureux apparaît sur la scène l'ennui, l'ennui que l'animal ignore, du moins à l'état de nature, car les plus intelligents parmi les animaux domestiques, en soupçonnent déjà les légères atteintes : chez l'homme, c'est un véritable fléau ; en voulez-vous un exemple ? Voyez cette légion de misérables gens qui n'ont jamais eu d'autre pensée que de remplir leur bourse et jamais leur tête, et pour qui le bien-être devient alors un châtiment, parce qu'il les livre aux tortures de l'ennui. On les voit, pour s'y soustraire, galoper de côtés et d'autres, s'informer avec angoisse des lieux de plaisir et de réunion d'une ville dès qu'ils y arrivent comme le nécessiteux des endroits où il trouvera des secours, - et, en effet, la pauvreté et l'ennui sont les deux pôles de la vie humaine. Enfin il reste à rappeler que dans les plaisirs de l'amour, l'homme a des choix très particuliers et très opiniâtres, qui parfois s'élèvent plus ou moins jusqu'à l'amour passionné. C'est là encore pour lui une source de longues peines et de courtes joies ...

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La vie ne se présente nullement comme un cadeau dont nous n'avons qu'à jouir, mais bien comme un devoir, une tâche dont il faut s'acquitter à force de travail ; de là, dans les grandes et petites choses, une misère générale, un labeur sans repos, une concurrence sans trêve, un combat de toutes les forces du corps et de l'esprit. Des millions d'hommes, réunis en nations, concourent au bien public, chaque individu agissant ainsi dans l'intérêt de son propre bien ; mais des milliers de victimes tombent pour le salut commun. Tantôt des préjugés insensés, tantôt une politique subtile excitent les peuples à la guerre ; il faut que la sueur et le sang de la grande foule coulent en abondance pour mener à bonne fin les fantaisies de quelques-uns, ou expier leurs fautes. En temps de paix, l'industrie et le commerce prospèrent, les inventions font merveille, les vaisseaux sillonnent les mers et rapportent des friandises de tous les coins du monde, les vagues engloutissent des milliers d'hommes. Tout est en mouvement, les uns méditent, les autres agissent, le tumulte est indescriptible. Mais le dernier but de tant d'efforts, quel est-il ? Maintenir pendant un court espace de temps des êtres éphémères et tourmentés, les maintenir au cas le plus favorable dans une misère supportable et une absence de douleur relative que guette aussitôt l'ennui ; puis la reproduction de cette race et le renouvellement de son train habituel. "

 

" Pensées, maximes et fragments ", traduction Burdeau.

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